« L'auteur du texte ci-dessus est un âne qui ne connaît rien ... », disait Delil à propos de moi, je crois. Je veux bien, explorons donc l'hypothèse. Ecrire sur l'Afrique est dangereux : on s'expose toujours à dire des conneries, des choses insultantes, ou à se faire insulter parce qu'on dit des choses qui seront prises pour des conneries ou des insultes.
« Produit aberrant du délire dont est menacée toute domination, le discours colonial, pareil à un jour sans soleil, s'enroule dans l'épaisse pâte du mépris, de la condescendance et de la haine. Au même moment, le colon s'empiffre de nourriture, escalade le buisson du langage, s'abrutit de plaisir, pète et plonge dans l'ivresse. Il pince les mots. Il les griffe, les claque, les dilate et procède par écartement violent, par éructation. Face à lui, le colonisé n'est pas seulement couché sur le ventre. Le colonisé a constamment le col sur ce billot qu'est le langage du conquérant. A n'importe quel moment, le colon peut ouvrir sa bouche flèchée qui se baise elle-même. Puis, faisant mine de se brosser les dents, il peut faire tomber sur le col du colonisé cette hache convexe que sont ses mots.
La guillotine qu'est devenu, ce faisant, le langage, peut dès lors s'engager dans l'exercice d'une violence d'autant plus sauvage qu'elle est à volets fermés, c'est-à-dire morne et vide, marquée au coin de la cruauté et du vertige. Elle peut dès lors, et dans une accélération jubilatoire, procéder par dissection, mutilation et finalement décapitation. C'est seulement ainsi que le colon peut, au bout du langage, nier l'existence du colonisé et sa subjectivité. », écrit ainsi Achille Mbembe dans De la postcolonie (Karthala, p. 229)
Mbembe, avec sa prose tellement violente qu'on pourrait semble-t-il lui appliquer mot pour mot ce qu'elle dit du discours colonial.
Ce fut d'abord Montesquieu, à l'époque des Lumières, avec son ironie ambigüe et enragée : « Le sucre coûterait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. » (L'Esprit des lois, XV, 5). L'ironie est une manière de dire le contraire de ce qu'on pense, mais Montesquieu prend tellement de plaisir dans sa célèbre justification de l'esclavage qu'il pense presque ce qu'il écrit, et son lecteur aussi.
Il y eut ensuite Hegel, le grand philosophe allemand du XIXe : « Le nègre représente l'homme naturel dans toute sa barbarie et son absence de discipline. .. Ce qui détermine le caractère des nègres est leur absence de frein. Leur condition n'est susceptible d'aucun développement, d'aucune éducation. Tels nous les voyons aujourd'hui, tels ils ont toujours été. Dans l'immense énergie de l'arbitraire naturel qui les domine, le moment moral n'a aucun pouvoir précis. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Les plus anciens renseignements que nous ayons sur cette partie du monde disent la même chose. Elle n'a donc pas, à proprement parler, une histoire … Ce que nous comprenons en somme sous le nom d'Afrique, c'est un monde an-historique non-développé, entièrement prisonnier de l'esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l'histoire universelle. » (La raison dans l'histoire, textes cités par Mbembe, p. 225.) Certes, Hegel écrit au début du XIXe, les connaissances européennes concernant l'Afrique sont limitées et la colonisation est loin d'avoir commencé, mais on retrouvera à peu près (voire exactement) les mêmes idées dans la bouche de Sarkozy lors de son célèbre discours à Dakar en 2007. Ce n'est pas un discours colonial, c'est un discours à la fois pré-colonial, colonial et néo-colonial : bref, c'est un discours an-historique, intemporel, le discours éternel du Blanc sur l'Afrique.
Mais comment peut-on dire des choses pareilles ? Il ne faut pas sous-estimer le poids de l'ignorance. « Connaître les indigènes n'est pas chose évidente », remarquait Karen Blixen, la grande romancière auteure de La ferme africaine, d'après quoi fut réalisé le film Out of Africa. « Ils sonr ombrageux et timides. Pour peu qu'on les effraie, ils se contractent exactement comme des animaux que le moindre mouvement met en fuite ; ils s'éclipsent. Tant que l'on ne connaît pas bien un indigène, il est impossible d'obtenir de lui une réponse précise … Pour peu que l'on insiste pour arriver à plus de précision, ils se dérobent tout à fait et lorsqu'ils sont acculés, ils préfèrent recourir à quelque invention de leur cru destinée à nous égarer. » Ce qui est terrible dans toutes ces annotations, c'est qu'elles ne semblent pas toujours complètement fausses.
« Ce dont l'Afrique est le nom » dans le discours colonial est, si je comprends bien la conclusion de Mbembe, un miroir que l'Europe tend à l'Afrique : cette dernière y voit son propre masque. Si le reflet vu dans le miroir est violent, c'est parce qu'il décrit fidèlement l'image du masque qui s'y exhibe de fait. « Il s'agit bien de dangereux masques, d'apparences et d'ombres qui dépècent, détruisent et hébergent ce qui est déjà mort.... Mais si le miroir atteste bel et bien une présence réelle qui est, en même temps, une insoutenable figure, il ne sait nous dire ce qui participe du derrière de la figure, de son « en-deçà » et de ses perspectives, de ce que l'on pourrait appeler son magma. Le miroir est muet lorsqu'il s'agit de dire quel est le volume de la figure, sa teneur et sa chair. Il ne sait pas dire les lieux où la figure se subit, se peint elle-même, est transparente à elle-même, et ces autres lieux où elle est incirconcie, voire incirconscriptible. En effet, tant dans la lueur du monde qui s'avance que dans le commerce quotidien avec la vie, l'Afrique apparaît à la fois comme une trouvaille diabolique, comme une image inanimée et comme un signe vivant... ceci veut dire que l'ordre de vérité dans lequel ce que l'on nomme Afrique s'inscrit n'est pas univoque. » (De la postcolonie, p. 272)