J'étais tranquille devant mon ordinateur, aprés le travail, il était dans les dix-huit heures. Un collègue finissait lui aussi sa journée sur l'ordinateur à côté de moi. L'un d'entre nous, je ne sais plus lequel, évoqua la possibilité d'aller boire une petite bière vite fait, avant de rentrer à la maison (nous habitons dans une vaste concession de petites villas mitoyennes.) Dehors, la nuit était tombée sur la rue déserte, percée par quelques lampadaires diffusant une lumière orange ici et là, assez irrégulièrement, et laissant de larges parties de la rue dans le noir le plus complet. Quelques jeunes "zoulous", comme on appelle les voyous dans le quartier, traînaient autour d'une mobylette sous un lampadaire.
Nous montâmes dans mon pick-up et parcourûmes à peine une centaine de mètres avant de nous arrêter devant l'entrée d'un hôtel, le Shangri-la, situé à côté de notre lieu de travail, mais qui semble appartenir à un autre monde, avec lequel mes collègues et moi-même n'avons absolument aucun lien. Le Shangri-la est une villa d'un étage, perpendiculaire à la rue, d'assez médiocre apparence, qui domine une petite cour bétonnée. Je ne pense pas avoir jamais envisagé sérieusement d'y entrer. Mais l'occasion faisant le larron, nous décidâmes d'aller voir s'il y aurait moyen d'y boire un coup et montâmes l'escalier qui mène à la porte d'entrée, au premier. Un vestibule vide et obscur menait à une salle de restaurant, qu'un Tchadien que nous dérangions un peu dans sa sieste perpétuelle vint allumer pour nous. Il nous servit nos bières, avant de disparaître et de laisser la place à une jeune femme chinoise dont on pouvait se demander si elle était en train de s'habiller ou de se déshabiller. Toujours est-il qu'elle prit place derrière le bar et fit mine d'y faire un peu de comptabilité. La salle était un peu défraîchie, quelques tables couvertes de nappes pas très propres, des fleurs en plastique, une guirlande électrique clignotante, des taches sur les murs et une odeur vaguement désagréable.
J'ai connu naguère une sorte de passion intellectuelle pour la Chine ancienne, dont je considère que la culture littéraire, picturale, achitecturale - et plus généralement l'art de vivre chinois traditionnel tel qu'il se laisse deviner dans les certains textes anciens de Cao Xueqin, l'auteur immortel du Rêve dans le pavillon rouge, ou de Liu Zhongyuan, et de tous les autres, les grands écrivains des Tang, des Qin, des Han, des Royaumes combattants, sans parler de Zhuangzi, mon maître- est une des plus grandes réussites de l'humanité. Bière aidant, je discourus ainsi longtemps sur les vertus de la sensibilité chinoise, sur celles du thé du Dragon vert, sur mon désir de voir Shanghaï ou Nankin avant de mourir, sur l'émotion qui me serre la gorge chaque fois que je me remémore quelques vers de - comment s'appelle-t-il, déja?- Li Bai.
J'essayais ainsi de convaincre mon camarade, un Français d'origine algérienne, plus réticent que moi, qui soulignait, comme le font d'ailleurs souvent les Français, peut-être un peu jaloux de la pénétration chinoise en Afrique, l'aspect intéressé et peu regardant de la coopération sino-africaine, qui pille les matières premières de l'Afrique en échange d'infrastructures construites au rabais, la mauvaise qualité des routes que construisent les entreprises chinoises -certes, leur bitume se fend, mais eux, au moins, construisent, et on ne peut pas en dire autant de la France qui, en soixante ans de colonisation, n'a pas investi grand'chose en Afrique centrale. De notre étage, nous regardions, par une porte-fenêtre, la nuit sur les toits de N'Djaména, quelques arbres un peu rabougris, les lumières oranges de la rue voisine, la tôle des toitures qui couvrent quelques cases disposées dans les cours des villas cossues de Clémat, et dans le ciel noir violacé, les feux rouges signalant le sommet des antennes de téléphonie mobile.
Nous décidâmes de payer et d'aller visiter un second établissement chinois, non loin de là, à l'angle de la rue voisine, un "salon de thé" dont le nom, en lettres lumineuses bien visibles de la rue, est formé d'une série de chiffres, peut-être "128 Salon de Thé", ou quelque chose d'approchant. A l'intérieur, un bar, beaucoup plus accueillant que le premier, peut-être le bar le plus cosy que j'aie jamais vu à N'Djaména : des meubles neufs, un éclairage agréable ; pas de fleurs en plastique ni de guirlande clignotante, du bois verni sobre et des cuivres polis. Assis ou debout, babillant et minaudant, se tenait un festival, que dis-je, une farandole de jeunes Chinoises, toutes plus mignonnes les unes que les autres, se limant les ongles, fumant, tapotant leurs écrans tactiles, pinaillant dans la langue de Confucius, pliant et dépliant leurs longues jambes nues et blanches chaussées de talons aiguille.
Nous bûmes nos bières en essayant de ne pas regarder trop fixement ces jeunes personnes. Mon camarade évoquait le Sud Pacifique où il avait longtemps vécu, la vie bizarre des îles, les escales des vols, l'agitation intense des grandes villes : Vanuatu, la nouvelle Calédonie, les Philippines, Bangkok, l'Asie ensorceleuse. Ce qui est extraordinaire au Tchad, c'est qu'on y rencontre sans cesse dans la communauté française et bien sûr chez les Tchadiens des tas de gens interessants, cosmopolites, pleins d'expérience et qui sont capables de porter un regard ouvert, bienveillant et en même temps lucide sur ce qui les entoure ; je n'en dirais pas autant de certains autres pays d'Afrique centrale que je connais bien. Une femme qui devait être la patronne nous offrit un massage des pieds, mais nous déclinâmes l'invitation.
Il devait être vingt heures. Sur le chemin du retour, nous prîmes la route qui longe l'ancienne gendarmerie, laquelle n'est plus aujourd'hui qu'un immense terrain absolument nu, s'étendant du rond-point des Boeufs au rond-point Sonasut, très éclairé de hauts projecteurs, au milieu duquel un écran lumineux affiche entre autres une publicité rouge et bleue pour un hôtel de luxe chinois. Il y a là, au bord de cet espace vide, un autre lieu tenu par des Chinois : il s'appelle "La Fée", c'est un bar assez décrepit qui offre des services de massage et sans doute plus si affinités. Quelques clients arabes, en djellabah et turban y causaient autour de bouteilles de sucreries, tandiqu'à une autre table, un groupe de Russes ou d'Ukrainiens, aux cheveux blonds rasés et aux gros bras, peut-être des pilotes mercenaires, parlant et riant fort, buvaient de nombeuses bières et du whisky. De temps à autre, l'un d'entre eux s'éloignait avec une fille chinoise pas très belle dans une pièce voisine.
Il y avait au fond, dans tous ces lieux, une sorte d'uniformité un peu ennuyeuse, qui tranchait avec ce que j'avais cru remarquer concernant la présence chinoise à Libreville. Au Gabon ou au Cameroun, on croise aussi bien comme Chinois des cadres que, dans les rues des quartiers populaires, des hommes ou des femmes isolés, tenant des boutiques de petit commerce - vendant des bassines en plastique, des fleurs artificielles, des trucs et autres machins, ou même, dans la rue, ces beignets dont raffolent les Camerounais ; tandisqu'au Tchad, la population chinoise, quoique très nombreuse -il suffit de faire un vol Addis-N'Djaména pour s'en convaincre, les avions d'Ethiopian Airlines étant à moitié remplis de Chinois - semble beaucoup plus homogène : des cadres et des techniciens supérieurs travaillant pour de grandes entreprises chinoises - et semble-t-il donc aussi, quelques filles pour tenir les bars dans lesquels ces messieurs vont se détendre.
Je pense que, sur place, à N'Djaména, j'aurais eu plus de facilité à rencontrer et à parler un peu avec ces Chinois d'Afrique, pour essayer de voir comment ils vivent, ce qu'ils pensent des Africains, ce qu'ils en ramènent en eux - mais en même temps, cette communauté chinoise du Tchad, homogène et finalement pas tellement différente de n'importe quelle autre communauté étrangère, un peu repliée sur elle-même comme peuvent l'être par exemple les Français, me paraît beaucoup moins intéressante que celle, plus variée et surtout plus intégrée -ou perdue- dans la population noire, des Chinois du Gabon ou du Cameroun (sur ce point, http://equateurnoir.over-blog.com/article-presence-chinoise-dans-l-espace-postcolonial-francophone-45315957-comments.html#comment93143049)
Le samedi et le dimanche, à la piscine du Novotel, des Chinois en maillot de bain envahissent le bassin, barbotent ou nagent en travers, gênant les autres usagers qui veulent faire des longueurs, criant et riant comme des enfants. Les Français qui viennent ici pour nager les regardent de leurs chaises longues, attendant leur départ, se demandant s'ils sont vraiment comme ça ou si c'est juste une sorte de parade dûe à la gêne qu'ils ont d'être dans un milieu complètement étranger et légèrement hostile. Et j'imagine que, tout en criaillant et en barbotant, les Chinois eux aussi observent et jaugent ces Français hautains qui dissimulent leur regard derrière leurs lunettes noires.
Quant aux Tchadiens, ils ne vont pas souvent à la piscine.